Y

Romain Villet, Y

 

Sans oublier que tant de coïncidences pourrait n’être qu’un hasard, je suis frappé par l’omniprésence du Y dans ma vie.

Mon amie d’enfance s’appelait Chrystelle. Avec un Y. Elle était aveugle. Nous nous sommes rencontrés en entrant à l’école primaire où, dans une classe d’enfants voyants (avec un Y), nous fûmes pendant cinq ans les deux seuls à y avoir des problèmes de vue. Plus tard, ce fut encore le cas au collège Victor Duruy (avec un Y). Chrystelle devait à son père d’en héberger un dans la première syllabe de son nom. Il s’appelait Yves (avec un Y). Comme Chrystelle et moi, il n’y voyait pas (avec un Y), autant dire qu’il était aveugle.

Dans mon premier roman intitulé Look (avec deux O comme dans un « zoo »), c’est elle qui est cachée derrière le nom de Sophy:

Elle tenait à ce bizarre Y qui terminait son nom comme à sa particule un bourgeois (…) ennobli, se regorgeant de la curieuse orthographe qu’elle dicta fièrement toutes les fois qu’une main serviable, jusqu’à sa mort aux abords de nos vingt ans, se substitua à la sienne pour remplir la case prénom des formulaires et autres paperasses dont nous encombrent le commerce et l’administration. Au lieu d’y trouver une anomalie de trop, elle s’enorgueillissait de cette épellation incongrue, elle qui, lotie comme elle l’était, n’en avait aucun besoin pour se croire originale, avec sa gueule difforme, (…) ses yeux moches, sa canne blanche (…) et, vers la fin, le foulard qui recouvrait un crâne dégarni par la chimio.

J’en parle à l’imparfait. Avec sa vie trop courte, sa vie qui a déçu nos attentes, c’est le temps qui s’impose. Ensemble, de six à vingt ans, à longueur de phrases et à longueur d’années, c’est à nous deux que s’est révélé le monde. Mieux vaudrait dire les mondes, celui des aveugles, celui des voyants, celui de l’autre sexe. Forcément, depuis sa mort, je me sens comme un peu veuf. Ce serait trop long de dire toute notre histoire ici. Un livre y pourvoira (avec un Y). J’y travaille. Avec tout mon cœur !

Jusque-là, pour ménager mon effet, je n’ai pas employé une seule fois le mot d’yeux. Maintenant que c’est chose faite, qu’il vient de passer sous les vôtres… d’yeux! ça a dû y sauter. Yeux a la particularité, très rare dans la langue française, de débuter avec un Y. On m’objectera qu’il y en a beaucoup d’autres. On me parlera de yoga et de yourtes, de yacht et de yaourt, du yin et du yang, des yakuzas et des yens… J’entends bien mais yeux fait mieux : non content de cette originalité relative, c’est en français le seul mot à commencer avec un Y au pluriel alors qu’au singulier, l’œil exige son E dans l’O. Est-ce pour dire que la vue est un sens à part que la langue française use d’un mot aussi exceptionnel pour désigner l’organe qui en assume la charge ? Pourquoi pas. Why not.

On me dira que de pareilles remarques seraient plus convaincantes si elles étaient universelles. Elles sont intraduisibles. Je confesse un penchant discriminatoire pour mes frères en francophonie et, plus généralement, pour mes cousins étrangers mais francophiles. Et d’ailleurs, d’autres langues presque aussi respectables n’ont pas négligé de donner au rôle central au Y pour évoquer ce qui touche à la vue. Pour n’en citer qu’une, l’anglais l’a placé, visible comme le nez au milieu de la figure, en plein cœur du mot « eye » (avec une bonne paire d' »E ». L’anglais qui, notons-le, prononce le Y comme why, pourquoi, c’est-à-dire comme une question qui, bien posée, ouvre toutes les portes qui donnent sur le mystère (avec un Y).

Là où nous tenons à de précieuses choses comme à la prunelle de nos yeux, les anglophones usent de la même expression, sinon que c’est à un autre fruit qu’elle fait appel : « apple ». Aussi Stevie Wonder chante-t-il (en commençant avec un Y) : « You are the apple of my eye ». Ayant fait sienne cette expression en apprenant à parler, un aveugle anglais aura-t-il, plus qu’un autre, tendance à croire que c’est en mordant à pleine paupières dans la belle pomme du monde qu’Adam, déchu, est sorti de l’Eden ? Je n’en sais rien. Ce n’est pas le bon endroit pour perdre mon temps à ces arguties métaphysiques (avec un Y). Ici je m’intéresse au Y qui sert pour parler des paires d’yeux, non pas à Dieu le père (à qui manque la lettre).

Que dire de plus à propos du Y ? Qu’il vaut dix points au Scrabble ? Que c’est ainsi qu’on nomme le chromosome sexuel qui distingue les mâles ? Qu’il désigne tantôt un lieu comme quand on dit « j’y suis » et tantôt une idée comme quand on dit « j’y pense » ? Pourquoi pas mais il y a beaucoup mieux.

Non content d’être né comme Louis Braille un 4 janvier, je porte le même nom de famille que l’un des plus brillants intellectuels aveugles que la France ait portés. Le même nom ou presque. À l’oreille seulement. Il s’appelle Pierre Villey (avec un Y). Je parlerai de lui quelques minutes sur France culture à la fin de ce mois. C’est entre autres choses l’auteur du Monde des aveugles qui a paru pour la première fois en 1914. Plus que centenaire, ce livre reste pour moi l’un des tout meilleurs qui fut jamais écrits sur la cécité. Tout y est sur ce que peuvent ou ne peuvent pas les aveugles, sur ce qu’ils perçoivent du monde et la façon dont le monde les perçoit. Tout au plus faudrait-il y ajouter quelques précisions sur la manière dont les progrès de la science et la médecine ont changé leur vie sans pourtant la révolutionner. Surtout, il y aurait beaucoup à raconter sur l’histoire de cet aveugle remarquable, depuis sa naissance en 1879 dans une famille d’universitaires normands, jusqu’à sa mort en 1933 dans l’accident du train qui le ramenait de Caen où il venait de faire cours à l’université. Car dans l’intervalle, après avoir obtenu un prix au concours général et être entré à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, sans oublier dans le même temps de contribuer très directement à la création de la première école française de masseurs-kinésithérapeutes pour aveugles, il se fit connaître comme le meilleur spécialiste des essais de Montaigne grâce à des travaux qui restent à ce jour incontournables pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature française du XVIe siècle. Le destin de cet homonyme aveugle est à peine croyable (avec un Y). Comme pour Chrystelle, il faudra prendre le temps d’écrire sur ce certain Villey (avec un Y). J’y travaillerai. Avec toute mon admiration.

Dans le présent texte ne m’intéresse que la troublante obstination avec laquelle, en touche à tout et surtout ce qui me concerne, le Y a partout l’air de faire des clins d’œil appuyés. Simples coïncidences qui ne valent pas un billet, ai-je d’abord pensé. Puis m’étant ravisé, je me suis dit : vas-y ! Avec un y !