L’Invisible qui se voyait à la tête de l’Etat

 

 

Romain Villet, L’Invisible qui se voyait à la tête de l’Etat

Article publié dans l’Emile, n°4, le magazine des anciens de Sciences-Po

Qui était Camille Godot ? Si les plus jeunes ignorent peut-être ce nom, leurs aînés se souviennent que c’est sous ce pseudonyme qu’en 2022, un mystérieux personnage qui refusa obstinément de se montrer tout au long de la campagne prit part à la course à l’Elysée. Trente ans après sa non moins mystérieuse disparition, dans un remarquable livre intitulé L’invisible qui se voyait à la tête de l’Etat, le jeune historien Youssef Malbranche apporte enfin des preuves incontestables sur l’identité de celui qu’on avait à l’époque surnommé le « candidat au CV anonyme ». Outre cette révélation qui est d’ailleurs bien loin de faire toute la lumière sur cette affaire, cet ouvrage aux accents de thriller a surtout le grand mérite de revenir en détail sur cet épisode si paradoxalement spectaculaire de la vie démocratique française.

Souvenons-nous. Tout avait commencé dans une indifférence presque générale en décembre 2020 avec le lancement du site presidenceinvisible.fr qui parut longtemps n’exister que pour héberger un texte unique conclu par ces mots :

« Canines limées, dents blanchies, marionnette à Guignols, régimes et talonnettes, que les poseurs aillent se faire voir ailleurs ! Chers électeurs, jusqu’à quand tolérerez-vous qu’on vous traite en enfants que de jolies images suffisent à tenir tranquilles ? Halte aux effets d’optique, place aux idées ! Adieu têtes d’affiche ! En 2022, élisez la lucidité, votez Camille Godot ! »

On imagine sans peine que les très rares curieux qui tombèrent par hasard sur ces quelques lignes les prirent alors pour la déclaration fantaisiste d’un(e) illuminé(e). Comment accorder le moindre crédit à un(e) inconnu(e) qui, sur une page dépourvue de toute illustration, affichait à la fois ses ambitions présidentielles et sa volonté de ne jamais faire connaître son apparence ? Dans quelle mesure y croyait-il lui-même ? C’est difficile à dire. En dépit d’investigations minutieuses, Youssef Malbranche a l’honnêteté d’admettre qu’il ne sait pas si, dès le départ, Camille Godot avait tout prémédité ou si, au contraire, sa campagne fut improvisée au fil du temps et des événements.

Quoi qu’il en soit, six mois plus tard, le postulant invisible à la présidence de la République se mit à envoyer des demandes de parrainage en vue d’obtenir les 500 signatures nécessaires à la validation de sa candidature. A en juger par les larges extraits reproduits dans L’invisible qui se voyait à la tête de l’Etat, les lettres retrouvées et compilées par le jeune historien témoignent de l’habileté du candidat-fantôme à se faire partout passer pour l’incarnation du sauveur. Auprès des élus de communes à forte populations immigrées, d’amples phrases lyriques le peignent en révolutionnaire de l’anti-discrimination. S’adressant aux élus (relativement nombreux) de la diagonale du vide, le candidat fait preuve du plus grand zèle rhétorique pour montrer que son invisibilité fait de lui leur représentant et le porte-parole de tous ceux que le pouvoir central feint de ne pas voir. De même, quand il s’adresse aux anciens élèves de la rue Saint-Guillaume, il écorne l’anonymat de son CV par de discrets clins d’œil, montrant la patte blanche d’un plan carré où s’enchevêtrent les allusions à l’allégorie de la caverne, au voile d’ignorance de John Rawls et à la télévision de Pierre Bourdieu. Youssef Malbranche va jusqu’à parler du « charme hypnotique » de ces textes et leur prête même les qualités de poèmes en prose. Qu’il en rajoute ou non, l’Histoire retiendra en tout cas que ces lettres d’un inconnu séduisirent et eurent beaucoup d’effets. Avertis par leurs destinataires et aguichés par l’insolite, les journalistes furent les premiers à s’enthousiasmer pour cet énigmatique personnage. Une candidature aussi intrigante avait tout pour faire sourire et pour faire parler d’elle. On ne s’en priva point.

Très vite, quelques électeurs apprirent qu’ils auraient peut-être la possibilité de glisser dans l’urne un bulletin portant le nom de ce postulant invisible. Dès les premiers articles et les premières brèves à la fin des journaux télévisés, le site presidenceinvisible.fr connut une hausse spectaculaire du nombre de ses visiteurs. Comme s’il avait anticipé l’impact de ces premiers coups de projecteur, à partir du 21 juin 2021, Camille Godot utilisa cette vitrine pour dévoiler chaque jour à 18 heures précise une partie de son programme dans une lettre ouverte qui compta bientôt plusieurs dizaines de milliers d’abonnés. Jour après jour, Godot y drague les abstentionnistes et les tenants du vote blanc, prône la généralisation du CV anonyme, se dépeint en candidat d’une justice pure et donc aveugle, loue les vertus de la politique de la chaise vide pour renforcer la présence diplomatique française sur la scène internationale.

En outre, en familier des techniques de communication modernes, à côté de ces publications quotidiennes, apparemment soucieux de se faire connaître le plus vite et le plus largement possible, ce candidat tout de mots se mit également à inonder Twitter de slogans et petites phrases tels que : « Vous ne pouvez plus les voir, effacez-les de votre avenir ! » « Pourquoi livrer le pays à la gueule du client ? », « Guillotinons la vedettocratie ! »

Ricochant à l’infini grâce à la magie des partages, ces petites phrases jouèrent selon Youssef Malbranche un rôle non négligeable dans la soudaine notoriété du candidat sans face. Derrière le masque de son invisibilité, Camille Godot fut bientôt une « figure » du paysage politique. Connue comme le loup blanc, les Daft Punk ou les Anonymous, elle intrigue, fascine, amuse, on en parle, on l’évoque, on la cite, elle s’invite sous les feux de la rampe, dans les conversations et jusque sur les plateaux où son absence n’en finit pas de faire jaser. Dans les villes et les campagnes, dans les foyers et les bureaux, dans les maisons de retraite et même dans les cours d’école, partout on parie sur son identité véritable. Candidat fabriqué par les médias pour faire bouillir la marmite de l’info ? Candidat payé par les partis de gouvernement pour morceler le vote contestataire ? Humoriste solitaire ? Cheval de Troie d’une société secrète ? Canular publicitaire ourdi par une start-up ? On tenterait en vain d’établir une liste exhaustive des hypothèses avancées. C’est une sorte de Colin-Maillard national.

Parmi les autres candidats à la présidentielle, la présence de cet adversaire sans visage fut d’abord accueillie avec un peu d’humour et beaucoup de condescendance. Mais quand les premières études d’opinions révélèrent que, derrière l’apparence d’un invisible plaisantin, se cachait bel et bien un concurrent génant, le ton se durcit, le mépris céda la place à l’exaspération et les rivaux commencèrent à se montrer plus offensifs. Pour preuve de leur fébrilité croissante, Youssef Malbranche raconte comment, en une quinzaine de jours seulement, chacun d’eux promit de faire voter, sitôt élu, une loi qui imposerait dès 2027 aux futurs prétendants à la fonction suprême de joindre à leur candidature quatre photos d’identité.

Bien que de nombreuses « grandes consciences » se soient publiquement inquiétées de cette forme inédite de populisme sans visage, le 19 mars 2022, Camille Godot ayant recueilli 503 signatures, le Conseil constitutionnel n’eut d’autre choix que d’officialiser cette candidature vaguement surréaliste mais parfaitement légale.

Dès lors débuta une nouvelle phase de la campagne, celle que Youssef Malbranche appelle « la saison des répliques ». En effet, alors qu’il se confirmait sondage après sondage qu’une part croissante de l’électorat se déclarait prête à voter pour cette invisible incarnation de la nouveauté, Camille Godot continua à refuser toute interview, même téléphonique. Mais, sans doute pour ne pas avoir l’air d’un pleutre qui s’efface devant la polémique, à partir du 21 mars, il ajouta aux lettres quotidiennes que recevaient ses abonnés un billet, également quotidien dans lequel il réagit à quelques déclarations, attaques et commentaires de la veille.

Marine Le Pen fut la première à faire les frais de cette nouvelle stratégie. Alors qu’elle avait prétendu que le pouvoir ne pouvait se passer d’un visage et qu’on ne mettait pas un homme sans tête à la tête de l’Etat, il fut répondu le lendemain par un vibrant éloge des juges, des fonctionnaires et plus généralement de tous ceux qui, à des degrés divers, exercent leur pouvoir loyalement et dans l’ombre. « Barbu, voilée, jaune, black, blanc, beur, a-t-on besoin de connaître le minois du Président de la cour de cassation pour asseoir l’autorité de ses arrêts ? » Pour simpliste qu’elle soit, cette sortie eut pour effet presque immédiat de faire encore grimper le candidat mystère dans les sondages.

La semaine suivante, qualifié par un éditorialiste du Figaro de « candidat sans image ni vision », Camille Godot contre-attaqua ainsi :

 « Laissons les visions aux mystiques, aux illuminés et aux démagogues toujours prompts à se faire passer pour magiciens ou prophètes. »

Quelques jours plus tard, le candidat au CV anonyme fit un coup d’éclat retentissant en réagissant à une caricature de Charlie Hebdo qui l’accusait d’être trop laid pour oser se présenter à visage découvert.

« Non seulement, je veux représenter tous ceux qui ne supportent plus d’être jugés sur le physique mais encore, parce que la laideur est une injustice si terrible que même les socialistes n’osent pas s’y attaquer, j’instaurerai le remboursement intégral de tout brushing et autre opération de chirurgie plastique. »

A en croire les sondeurs, cette proposition rencontra un énorme succès auprès des électeurs, apparemment très nombreux à souffrir d’un décalage entre ce qu’ils sont et ce qu’ils donnent à voir.

Cette nouvelle hausse de popularité finit de semer la panique. A trois semaines du premier tour, ce Godot invisible devint l’homme à abattre. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tous les vieux ténors exaspérés s’époumonent à l’unisson. « Y en a assez du flou, faut retirer son loup », dit l’une ; « Le premier, euh, devoir, euh, d’un candidat normal, euh, c’est euh, de se euh présenter euh, bien en face. » affirme le second ; « Vous savez c’est quoi ? Je vais vous le dire… ce qu’il s’agit, c’est d’une attitude lâche et irresponsabe… » baragouine le troisième. D’autres encore appellent à la patience, persuadés que le prétendant fantôme finira bien par se découvrir.

Avec le recul, trente ans après les faits, comme si la loi salique avait laissé dans l’inconscient national des traces indélébiles, il est à noter que parmi tous ceux qui spéculèrent sur l’identité du candidat au cv anonyme, il n’y en eut pas un pour imaginer que ce stratagème aurait pu avoir pour but de placer enfin une tête de femme au sommet de l’Etat.

Pourtant, grâce à une note des renseignements généraux dont on ne peut que s’étonner qu’elle ait fait l’objet d’une déclassification si tardive, le jeune historien révèle que c’est une certaine Aliénor Delarue (et elle seule) qui a imaginé et mis en scène cette histoire à peine croyable. Si L’invisible qui se voyait à la tête de l’Etat coupe court aux conjectures sur l’identité de Camille Godot, son auteur pousse la probité jusqu’à reconnaître que le nom si longtemps tenu secret d’Aliénor Delarue n’en demeure pas moins au cœur d’une ténébreuse affaire.

 

Pourquoi le candidat invisible s’est-il tu sans préavis ni explications à dix jours du premier tour ? Pourquoi n’a-t-il plus jamais donné signe de vie ? Effacement volontaire ? Fin d’une grosse et longue blague ? Suicide ? Disparition ? Assassinat ? Enlèvement ? Par qui ? Pourquoi ? Le dévoilement du nom d’Aliénor Delarue ne dissipe pas le brouillard. D’ailleurs, comme il s’en explique dès les premières pages, après avoir hésité quelque temps, le jeune historien a choisi de ne pas mettre la photo de la candidate sur la couverture du livre qu’il lui consacre, arguant qu’on la scruterait en vain pour connaître, derrière quelques actes manifestes et superficiels, ce que furent ses intentions intimes et profondes. Longuement interviewée par l’auteur, sa sœur, Marianne Delarue, prétend qu’elle aurait imaginé cette aventure afin de la vivre et de la raconter plus tard dans un roman. Aliénor Delarue ayant disparu sans laisser le moindre manuscrit, force est d’imaginer à quoi aurait ressemblé ce livre. A moins que tout ceci n’ait été prévu dès le départ et que l’ultime coup de génie de Camille Godot n’ait consisté, en faisant une œuvre de sa propre invisibilité, à nous laisser l’héritage d’un questionnement sans fin sur le pouvoir de la vue, ses bornes et ses borgnes.