Lettre ouverte aux parents désireux de crever les yeux de leurs enfants pour en faire des virtuoses

Romain Villet, Lettre ouverte aux parents désireux de crever les yeux de leurs enfants pour en faire des virtuoses

Chers parents mélomanes,

Vous vous demandez si vous devez crever les yeux du nouveau-né dont vous rêvez qu’il devienne musicien ? On a tant dit que la mauvaise vue faisait l’ouïe bonne, on a tant répété que les aveugles faisaient des vedettes ou des virtuoses, votre tentation est toute légitime. « Sans la musique la vie serait une erreur » ? Si Nietzsche dit vrai, l’art qui détient à lui tout seul le pouvoir de justifier l’existence mérite amplement de menus sacrifices.

Chers parents mélomanes qu’un scrupule retient encore, à l’heure où vous tergiversez, en ma qualité de pianiste aveugle, j’ai cru de mon devoir de vous dire ce que j’en pense.

Les aveugles n’ont pas une meilleure ouïe que les autres. Ils ont simplement une plus grande habitude de solliciter leurs oreilles et donc de tirer parti des informations qu’elles fournissent. Ce n’est pas la sensation qui est plus forte, c’est l’aptitude à la traiter qui est meilleure. Pour plus de clarté, on peut procéder par analogie avec le toucher.

L’excellent livre de Pierre Villey Le monde des aveugles rapporte une expérience qui compare la sensibilité du bout des doigts des lecteurs en braille et de personnes voyantes. Pour ce faire, on utilise un esthésiomètre qui ressemble aux compas d’écolier. On dispose les deux branches collées sur la pulpe du doigt de façon à ce que le cobaye ne sente qu’un seul point de contact. Puis on écarte les branches jusqu’à ce que le sujet dise qu’il sent non plus un seul mais deux points sur le bout de son doigt. Le résultat est clair : la distance à partir de laquelle le système nerveux des braillistes distingue les deux points n’est pas inférieure à celle nécessaire à celui des voyants. Les aveugles ne touchent donc pas mieux, ils interprètent mieux ce qu’ils touchent. C’est pareil avec l’ouïe.

Aveugle depuis l’âge de quatre ans, j’ai longtemps joué en amateur avant de devenir jazzman professionnel. Entre l’amateurisme et le professionnalisme, la frontière est pour moi loin d’être claire mais une des manières de la tracer pourrait justement être de dire que je suis devenu professionnel en apprenant à écouter vraiment la musique. Pendant quelques années, j’ai fait avec passion le travail qui transforme ce qui parvient à l’oreille comme un brouhaha en une forme de partition organisée. J’ai appris à distinguer les timbres, les hauteurs, les durées, l’effet des combinaisons sonores. Au cours de cette apprentissage tardif de l’audition rigoureuse, je me suis aperçu que si la cécité m’avait bel et bien enseigné à écouter les discours avec une particulière acuité, faute d’avoir jugé jusqu’ici utile de comprendre vraiment comment la musique était faite, la cécité ne m’avait qu’à peine préparé à l’art extraordinairement subtile de la production et de l’agencement des sons. Si la cécité prédispose un peu à la musique, elle n’est vers elle qu’un modeste premier pas. Pierre Boulez qui entend jouer faux un hautboïste caché parmi les cent vingt musiciens de son orchestre entend mieux que n’importe quel aveugle qui compte sur ses oreilles pour éviter la collision avec les autobus.

Est-ce à dire qu’il faille épargner les pupilles enfantines ? Pas vraiment, car si mal fondé qu’il soit, il y a fort à parier que le préjugé qui lie la cécité à la musique nous survivra aussi longtemps qu’il nous a précédé. A ce titre, il produit des effets qu’on ne saurait négliger.

D’abord, s’il y croit lui-même, le principal intéressé pourra avantageusement faire de ce mensonge la source du courage sans lequel, aveugle ou pas, nul ne devient virtuose. Lui inculquer cette idée, ce sera l’ancrer dans le destin qu’il se crée. Ensuite et surtout, ce préjugé est si bien répandu qu’il n’est pas exclu que l’enfant aveuglé finisse par en bénéficier en se voyant plus tard engagé dans le rôle qu’on aura tendance à croire fait pour lui. Un peu comme dans le métro où on cède une place à l’aveugle comme si son problème n’était pas les yeux mais les jambes, le wagon du show-biz lui réservera peut-être une banquette en première. Ce n’est toutefois pas certain. On en parle certes beaucoup moins que de Ray Charles, Stevie Wonder ou Lennie Tristano mais il existe aussi d’innombrables exécrables musiciens mirauds qui ne trouvent jamais à jouer ailleurs que dans leur solitude.

Ainsi, comme on voit, l’aveuglement a du pour et du contre. Que ferais-je personnellement ? Telle est la question, to see or not to see, tellement épineuse qu’elle me consolerait presque de n’avoir pas d’enfants. Ça me dispense de choisir et c’est un souci de moins. J’ai dit ce que j’avais à dire, après tout, que chacun se débrouille.

Libre à vous, chers parents, de décider en votre âme et conscience. Comme le prénom ou les couleurs que vous lui imposerez de porter, la décision d’énucléer ou non votre nouveau-né n’appartient qu’à vous-mêmes. Cela dit, un conseil : ne prêtez aucune attention aux cris indignés de ceux qui vous traiteront de monstres. Ce sont sans doute, sinon des sourds jaloux de votre amour du son, du moins des handicapés dont l’imagination paralysée est infoutue de se représenter un aveugle (ou un castra) heureux.