Les dialogues du solitaire

 

 

Romain Villet, Les dialogues du solitaire

 

Aphorisme dialogué :

Blaise Pascal : «j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.

— A moins que chez certains, confinés dans une paisible et casanière indolence, il vienne d’avoir perdu, par prudence ou lâcheté, l’appétit de se heurter au dehors, la faim de se confronter aux hordes.»

C’est en donnant la réplique à une citation que j’obtiens les aphorismes dialogués qui émailleront mon prochain roman. Chaque fois la forme est la même : la phrase d’un auteur qui m’inspire est suivie d’une seule répartie qui la prolonge, la déplace ou la contrarie. Nulle raison que celui-ci fasse exception à la règle arbitraire que je me suis fixée.
Ayant ainsi répondu ce matin à Pascal, je reste pourtant sur ma faim. Avec un peu plus de place, j’aurais volontiers ironisé sur la manière dont, en moraliste qui use de l’arme privilégiée des pédagogues, l’auteur des Pensées écrit : « J’ai dit souvent ». Comme si la répétition d’un propos en accroissait la justesse ! Comme s’il n’appartenait qu’aux plus constants radoteurs de rendre une idée contagieuse !

Nietzsche : « Les choses vraiment grandes ne se démontrent pas.

— Elles se rabachent jusqu’à faire mouche, s’implantent opiniâtrement, se martèlent en tête ! »

J’ai hésité un moment à ne pas répliquer moi-même à Pascal et à prendre Marguerite Yourcenar pour porte-parole :
« Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? »
La peur d’être mal compris m’y a fait renoncer.

Sous l’apparence d’une invitation aux plus complètes explorations, avec l’air d’inviter chacun à pousser la curiosité jusqu’aux confins de son monde et de sa condition, l’auteur de L’œuvre au noir, aussi bien que Pascal, fait du détenu l’archétype indépassable de l’homme accompli. Seule change la taille de la cellule, l’échelle de la séquestration où s’opère le salut, entre les murs chez l’un, entre les pôles chez l’autre.

Certains jours, les géants m’enveloppent et m’éclipsent de leur ombre intimidante ; d’autres, ils m’enchantent en symphonie et me disent si bien que je me sens des leurs, engagé dans leur chœur fraternel.

Ainsi, j’en étais là de mes divagations quand, hasard ou miracle, je me trouve à relire Baudelaire. J’avais oublié que dans l’un des petits poèmes en prose, le poète dont je me sens le plus proche recourt aussi au dialogue pour faire l’apologie des chambres d’isolement.

 

XXIII. La Solitude

Un gazetier philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l’homme; et à l’appui de sa thèse, il cite, comme tous les incrédules, des paroles des Pères de l’Eglise.

Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et que l’Esprit de meurtre et de lubricité s’enflamme merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que cette solitude ne fût dangereuse que pour l’âme oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères.

Il est certain qu’un bavard, dont le suprême plaisir consiste à parler du haut d’une chaire ou d’une tribune, risquerait fort de devenir fou furieux dans l’île de Robinson. Je n’exige pas de mon gazetier les courageuses vertus de Crusoé, mais je demande qu’il ne décrète pas d’accusation les amoureux de la solitude et du mystère.

Il y a dans nos races jacassières des individus qui accepteraient avec moins de répugnance le supplice suprême, s’il leur était permis de faire du haut de l’échafaud une copieuse harangue, sans craindre que les tambours de Santerre ne leur coupassent intempestivement la parole.

Je ne les plains pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur procurent des voluptés égales à celles que d’autres tirent du silence et du recueillement; mais je les méprise.

Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m’amuser à ma guise. « Vous n’éprouvez donc jamais, —me dit-il, avec un ton de nez très apostolique—, le besoin de partager vos jouissances? » Voyez-vous le subtil envieux! Il sait que je dédaigne les siennes, et il vient s’insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fête!

« Ce grand malheur de ne pouvoir être seul!… » dit quelque part La Bruyère, comme pour faire honte à tous ceux qui courent s’oublier dans la foule, craignant sans doute de ne pouvoir se supporter eux-mêmes.

Et Baudelaire de poursuivre et conclure ce poème en citant précisément la phrase de Pascal avec laquelle j’ai ici commencé. Il s’en prévaut ; je m’en défie.

Il y reconnaît une vérité conforme à sa nature ; j’y soupçonne une facilité d’autant plus séduisante qu’elle complaît à la mienne.

Mais faut-il donc que toute cohabitation des actifs et des contemplatifs soit impossible pour que dure, à jamais et comme à mort, la guerre qui les oppose ! Comment se fait-il que les uns supportent toujours si mal les autres ?

Pour ma part, je me sens l’âme de taille à les supporter tous. Je comprends le guerrier, le coureur, l’agité comme je comprends le moine, l’avachi, le méditant. Peut-être ne m’arrive-t-il d’envier les premiers qu’à l’instant où je me lasse et désole d’être frère des seconds.

Aux uns et aux autres, tour à tour, je donne pleinement raison. Mais alors, n’est-ce pas pour être doté d’un « moi » multiple et équivoque que je ne souffre de solitude qu’au moment où, soudainement et partiellement sourd, je n’entends plus s’élever dans le silence de ma chambre déserte le vivifiant vacarme de leur polyphonie ?