Jacques Lusseyran vu par Jérôme Garcin : la cécité fantasmée

 

 

Jacques Lusseyran vu par Jérôme Garcin : la cécité fantasmée

Article de Romain Villet publié sur le site Rue89

L’aveugle est une espèce de bipède tellement banal que le samedi soir, il regarde Ruquier à la télé comme des millions de n’importe-qui. Parfois même, comme tout le monde, ça l’agace et au lieu d’attendre sagement de s’endormir devant, il éteint le poste et va se coucher en maugréant.

Sans même attendre que Jérôme Garcin « prenne place dans le fauteuil », c’est ce qui m’est arrivé samedi dernier. Il était une nouvelle fois invité à parler de Jacques Lusseyran, héros de la Résistance et aveugle remarquable auquel il consacre un beau livre intitulé « Le voyant ». Loué soit son auteur d’avoir tiré Lusseyran de l’inexplicable oubli où il était tombé !

Mais, comme les quelques phrases apéritives du début de l’émission suffisent à le montrer, la nouvelle notoriété de cet aveugle si singulier n’aura en revanche aucunement contribué à éclairer les idées confuses qui entourent la cécité.

L’accueil réservé aux premiers commentaires de Yann Moix m’a fait savoir que la cécité serait une fois de plus traitée, au mieux de manière symbolique, au pire, de manière à renforcer l’absurde croyance suivant laquelle les enténébrés seraient, en contre-partie d’une vue inefficace, doués de pouvoirs spécifiques et, sinon surnaturels, au moins extraordinaires.

Une fois de plus, au lieu de désencombrer les aveugles de la mythologie qui les entoure, l’évocation de Lusseyran n’aboutit qu’à la consolider.

« L’aveugle voit la vérité, il s’engage dans la résistance, quand tant d’autres sont aveuglés et collaborent. »
Sur le plateau, personne pour rétorquer à Moix que si la cécité du résistant Lusseyran rend le récit de sa vie original et passionnant, son engagement n’a rien à voir avec sa vue défaillante. Le croire, c’est d’une part s’imaginer à tort que la cécité impliquerait mécaniquement certains positionnements moraux et c’est, d’autre part, faire de la résistance une réalité visible et lumineuse vers laquelle auraient marché les éclairés.

De manière significative, Yann Moix parle d’ailleurs de « l’aveugle » et non « des aveugles ». Il n’est déjà plus dans la réalité de ce que vivent ceux qui ne voient pas, mais dans le monde des symboles. L’aveugle dont parle ici Yann Moix est une figure abstraite, imaginaire, intellectuelle, c’est un fantasme d’aveugle, fantasme auquel Lusseyran aimait que l’on donne foi, fantasme que la plume de Garcin aura mis en lumière sans faire tomber les masques et dévoiler ce qu’ils cachent.

Dans le petit milieu de la « mirologie », la parution du livre « Le voyant » en janvier 2015 est un événement. Une amie m’envoie d’abord la critique très élogieuse que lui consacre Bernard Pivot dans le JDD. Puis c’est au tour de l’historienne Zina Weygand de s’enthousiasmer. Longtemps qu’elle attendait que soit enfin rendu hommage à ce personnage extraordinaire. Grâce à Garcin, c’est chose faite.

Récemment décorée de la légion d’honneur pour avoir consacré sa vie d’historienne à l’étude de la cécité à travers les âges, Zina Weygand est notamment l’auteur de Vivre sans voir : les aveugles dans la société française du moyen âge au siècle de Louis Braille, ouvrage issu de la thèse qu’elle a mené sous la direction d’Alain Corbin.

Nous nous sommes rencontrés peu après qu’elle ait lu mon premier roman et j’ai vite compris que même si elle n’avait qu’à peine besoin de lunettes pour lire, cette femme débordante d’érudition en savait bien plus long que moi sur les aveugles. Loin d’avoir attendu le succès du Voyant pour découvrir Lusseyran, en historienne méticuleuse, depuis plusieurs décennies, elle recueille documents, archives et témoignages autour de cet homme aussi admirable qu’intrigant.

Lors du colloque « Blind Creations » qui s’est tenu en juin dernier à la Royal Holloway University of London, elle a ainsi consacré une remarquable conférence à celui que les Anglo-saxons surnomment « the French blind hero of the resistance». Car, peut-être parce qu’il a longtemps enseigné la littérature française dans les universités américaines, jusqu’à ce que Jérôme Garcin s’en mêle, Lusseyran était plus célèbre outre-atlantique que dans son pays d’origine.

Pour remédier à cette bizarrerie, bien avant que ne paraisse Le Voyant, Zina Weygand avait envisagé d’écrire elle-même sa biographie. Nullement jalouse du succès de l’auteur de chez Gallimard, elle lui a écrit pour le féliciter et, déformation professionnelle d’historienne oblige, lui signaler quelques très légères imprécisions.

« Pour Lusseyran, c’est beaucoup mieux. Je n’aurais sûrement pas rencontré un tel succès. J’aurais publié un livre universitaire chez un petit éditeur avec un tirage confidentiel ».
À la mi-février 2015, l’unanimité des éloges ayant attisé ma curiosité, je me demande encore combien de temps sera nécessaire pour que ce livre soit transcrit par l’une des bibliothèques spécialisées où je me fournis. Pour patienter, je lis les quelques livres écrits par Lusseyran. Après tout, mieux vaut s’adresser à Pas-d’yeux qu’à Garcin ! J’en sors évidemment bouleversé par le récit de son engagement dans la résistance et des dix-huit mois d’horreur qu’il passe à Buchenwald dans des conditions auxquelles il sera l’un des rares à survivre. J’en sors aussi un peu agacé par la manière dont il présente la cécité.

Lusseyran est moins soucieux de décrire la réalité sans la vue que de donner à son expérience de la cécité une portée spirituelle et plus ou moins prosélyte. La « lumière » dont parle Lusseyran notamment dans le titre de son plus célèbre livre « Et la lumière fut “, est une lumière évidemment plus mystique que proprement visuelle. Loin de dissiper l’ambiguïté en précisant où commence pour lui la métaphore, Lusseyran n’a de cesse d’en jouer, ravi que ses yeux manifestement inutiles puissent être recyclés en marche-pied vers la clarté divine. Je n’ai rien contre les aveugles, je n’ai rien contre les mystiques, seulement j’aime autant qu’on les distingue et qu’on n’entretienne pas la longue tradition qui, depuis Tirésias, fait des aveugles les instruments privilégiés d’une forme quelconque d’extra lucidité. C’est usurper le sentiment d’étrangeté qu’inspirent les aveugles que de prétendre qu’il tient à leur statut d’intercesseurs divins.

Suivie de peu par la BNFA, c’est cette fois la médiathèque de l’association Valentin-Haüy qui a dégainé la première. Après un mois et demi d’attente, le jour même de son apparition au catalogue, j’ai téléchargé Le Voyant, l’ai copié sur Victor et l’ai lu d’une traite. Ma longue attente ne fut pas déçue : Le Voyant est un beau livre inspiré et inspirant. À mon tour, j’ai écrit à l’auteur pour lui dire combien j’avais aimé ce livre qui me touchait de si près. En conclusion, je souhaitais au Voyant le succès mérité qui ferait enfin connaître ‘ the French blind hero ’ dans son pays. Neuf mois plus tard, son nom est dans toutes les bouches, dans toutes les colonnes et sur tous les plateaux.

Bien sûr, j’ai été un peu déçu de ce qu’aucun journaliste n’ait fait de rapprochement entre Le voyant et Look, autre roman sur la cécité, écrit celui-là par un aveugle et paru moins d’un an plus tôt dans la même collection chez le même éditeur. Moins héroïque, moins angélique, moins ‘ voyant ’ que Lusseyran, le narrateur de Look se contente d’être un aveugle normal, un aveugle qui ne voit pas. Ma manière de présenter la cécité serait-elle moins apte à séduire les voyants ? Je n’en sais rien. Le Voyant se vend 150 fois mieux que Look

Avec le succès du livre de Garcin se sont multipliées pour moi les occasions d’en rencontrer les lecteurs. Je partage l’unanime fascination pour le destin de cet homme mais je suis stupéfait de l’enfantine crédulité avec laquelle ils se satisfont du conte de cet aveugle voyant. On gobe sans broncher qu’un aveugle évoque sa propre cécité dans un livre intitulé ‘Et la lumière fut’. Lusseyran a beau énoncé clairement la couleur en signalant dès la couverture de ce livre qu’il n’abordera la cécité que sous l’angle du paradoxe ou de la parabole, ça n’éveille apparemment chez personne d’autre que moi l’envie de dénoncer une entourloupe rhétorique.

Si irrationnelles que soient ses assertions, il suffit à cet aveugle de dire qu’il voit pour être cru. Tous ceux qui se sont penchés sur le cas de Lusseyran ont été stupéfaits par la précision des descriptions visuelles dont il émaillait tant ses livres que sa conversation. Mais n’a-t-on pas, aussi bien, loué le réalisme des pages dans lesquelles Chateaubriand décrit les chutes du Niagara sans y être jamais allé voir ?

Tout aveugle que je sois, si je décrivais ma dernière promenade en forêt en feignant avoir vu le décor, le seul mot ‘automne’ suffirait à convoquer des arbres décharnés entre les branches squelettiques desquels se verrait un ciel gris tandis qu’au sol disparaîtrait sous un tapis de feuilles rousses, presque rouges, le sentier dont rien ne m’obligerait à préciser par quelle voix j’ai appris qu’il était blanc. Il est parfaitement possible d’écrire visuellement la forêt sans l’avoir jamais vue. En creusant cette idée, les écrivains aveugles nous renseigneraient sur le pouvoir du langage.

Au contraire, Jacques Lusseyran choisit d’écrire en voyant et, au lieu d’admettre que ses pages sont des assemblages poétiques de mots, il les présente comme la transcription d’une perception réelle, assurant partout qu’il a vu ce dont il parle. Mi-poète mi-précheur, il prétend parler en illuminé. Que son expérience n’ait aucun fondement neurologique ni aucun point commun avec ce que rapportent d’autres non-voyants, voilà qui n’émeut pas le public et ne suffit apparemment pas à le discréditer.

D’où vient cette crédulité ? On peut supposer que l’importance généralement accordée à la vue prédispose à penser que ceux qui n’en jouissent pas vivent dans un autre monde, différent, vaguement merveilleux, où l’impuissance des yeux a déplacé les frontières du possible. Certains s’emploient à dénoncer l’absurdité de cette tendance instinctive qui fait volontiers des aveugles des mages ou des magiciens. D’autres au contraire, comme Lusseyran, s’en accommode. Rappelons qu’après avoir passé quelques années dans l’intimité d’un gourou peut-être moins bienveillant que fumeux, il a publié plusieurs de ses livres chez des éditeurs liés à des courants spirituels sinon sectaires du moins ésotériques.

Après sa première envolée sur l’Aveugle voyant la Vérité, Yann Moix poursuit : « Comme les chevaux, les aveugles sentent des choses que nous ne sentons pas ». Lusseyran n’aurait certes pas démenti. C’est pourtant un mensonge. Ce serait faire fausse-route que de me croire blessé par la comparaison animalière. Au contraire, le déni de sa propre animalité est justement le seul reproche que j’adresse à Lusseyran. Se demander comme Lusseyran si l’aveugle est un ange avant de se demander en quoi il est d’abord une drôle de bête, c’est faire passer la charrue avant les bœufs, c’est mettre les incertitudes du domaine spirituel avant les réalités physiques quotidiennes.

L’aveugle et plus généralement le handicapé n’est pas celui que la société a décrété comme tel, il n’est pas une idée, il est d’abord une bête que distingue une relative altération de certaines fonctions animales. Lusseyran n’utilisait pas de canne blanche et truffait ses écrits de descriptions visuelles. Tout voyant qu’il se prétende, il n’a jamais voulu regarder sa propre cécité en face. On m’objectera que loin de la nier, il en parle dans un livre. Certes mais dans un livre qui fait de la cécité l’attribut d’un ange et non une modalité de sa bestialité.

Quitte à décrire l’aveugle en animal, plutôt qu’au cheval dont il partagerait l’intuition presque surnaturelle, mieux vaudrait comparer l’aveugle au chien. Pas à cause des Labradors mais à cause des Cyniques. Parce qu’à côté de la cécité mystique qui est celle de Lusseyran, il existe, bien plus subversive et bien plus instructive, une cécité Cynique.

La légende rapporte qu’ils furent baptisés ainsi pour avoir eu l’habitude de s’accoupler en public. Par-delà la provocation d’une indécence assumée, c’est une manière de faire apparaître la réalité de fonctions animales que l’ordinaire se plaît à cacher. Le corps est assumé, publié, avec ses besoins, ses beautés et ses forces. Les ‘performances’ des cyniques ont au moins l’avantage de susciter une interrogation sur les limites entre ce qui se fait et ne se fait pas, se montre et ne se montre pas, se voit et ne se voit pas.

On rapporte que Diogène errait dans Athènes à la recherche d’un Homme ; autour, rien que des multitudes d’individus, jamais l’Homme. Moi qui me sens tour à tour, comme tout le monde peut-être, si semblable et si différent, je reste persuadé qu’on parle mieux des aveugles en imitant Diogène dans sa quête infinie de l’homme normal qu’en imitant un bonimenteur qui se vante de pouvoirs paranormaux. Avec Lusseyran, la cécité est un credo menteur. Avec Diogène, elle devient une interrogation, un ‘Que sais-je ?’

La cécité mystique et la cécité cynique ne sont pas en guerre, seulement le vacarme engendré par Le voyant autour de la première laisse penser qu’il n’existe plus qu’elle. Zina Weygand m’a récemment appris qu’une journée Lusseyran pourrait être organisée en juin 2016 afin que les connaisseurs et spécialistes de Lusseyran puissent se rencontrer. Contacté pour participer à cette journée, Jacques Sémelin, grand historien aveugle, a répondu qu’il y interviendrait volontiers à la condition que l’événement se place sous l’angle de l’esprit critique et ne consiste pas en une succession d’hagiographies. Une invitation devrait bien sûr être envoyée à Jérôme Garcin.