Militer ? Faut voir…

Le militantisme en faveur d’une amélioration de la situation des handicapés me met généralement mal à l’aise. Atteint de cécité quasi complète depuis l’âge de quatre ans, je suis et resterai aveugle. Cette anomalie qui se manifeste ici et là dans ma vie quotidienne transparaît dans mes livres, dans mes spectacles et dans les amphithéâtres où il m’arrive d’enseigner. Sachant combien elle intrigue, j’encourage qui le souhaite à m’interroger, et, si répétitif que soit l’exercice, du braille à la canne blanche, je détaille sur demande et avec le sourire quels petites astuces et divers empêchements s’imposent dans ma situation.

N’en déplaise aux professionnels de la banderole et du mégaphone, bien qu’il ait subi la ségrégation, le jazzman canadien Oscar Peterson auquel j’ai consacré un livre et un spectacle musical ne s’est jamais engagé autrement qu’en montant sur scène jour après jour pour y jouer du piano. Cette forme de militantisme opiniâtre et discret me semble la meilleure. Comme l’affirme Dany Laferrière : « on ne peut être à la fois la maladie et le remède ». Les grands discours ne sont écoutés que par ceux qui sont déjà disposés à les entendre. Renseigner les curieux et prouver par l’exemple que mes yeux défaillants ne m’empêchent pas d’exercer mes métiers, voilà à quoi se borne mon engagement politique pour le bien des handicapés en général et des aveugles en particulier.

Le handicap n’occupe-t-il pas déjà assez de place dans ma vie qu’il faille en plus lui consacrer mon temps libre et mon temps de travail? Ma cécité est un fait, pas une obsession, encore moins une carrière.

Si beau parleur que je sois, je n’ai rien d’un porte-parole et suis plutôt gêné quand on parle en mon nom. Qui sont ceux qu’au prix d’une généralisation abusive on regroupe sous le terme de « handicapés » ? Les « handicapés » n’existent pas. Le handicap ne se conjugue bien qu’au singulier, pas au pluriel. Fils de bonne famille diplômé de la rue Saint-Guillaume, artiste vivant de mon art, je me demande ce que je partage avec les sourds, les tétraplégiques, les enfants trisomiques et les grabataires séniles auxquels, par facilité, la langue courante m’assimile et les médias m’associent. Comment une bouche, si éloquente fût-elle, pourrait-elle parler au nom d’un corps si hétérogène?

Non moins responsables de leur triste sort que je ne le suis de mes yeux débiles, les « cabossés de la vie » me semblent bien à plaindre. En vertu du cumul des malheurs, ils ont la malchance de n’avoir pas la chance d’être officiellement reconnus handicapés. À eux donc le handicap de la naissance, la « mobilité réduite » tant sur le territoire que sur l’échelle sociale, bref, l’invalidité mais sans la carte dont peuvent se prévaloir les handicapés homologués. Récemment rebaptisée « carte mobilité inclusion », elle donne certains droits dérogatoires. Dans les trains de la SNCF, mon accompagnateur voyage gratuitement. En voiture, ma femme a droit aux larges places réservées qui lui évitent le calvaire des créneaux. D’une valeur d’achat d’environ 8000 euros, l’ordinateur braille avec lequel j’écris ces lignes a en outre été presque intégralement financé par des aides publiques. Mieux, je dois à mon handicap de percevoir 1600 euros d’allocations mensuelles c’est-à-dire une somme nettement supérieure non seulement au RSA mais encore au SMIC.

À la sonnante et trébuchante bienveillance institutionnelle s’ajoute celle non moins réelle des gens de la rue. Dans ma vie, les coups de main sont beaucoup plus nombreux que les croche-pieds. Je jouis quotidiennement d’une bonne volonté quasiment unanime. Elle se manifeste parfois avec une maladresse dont je constate qu’elle est sans aucun rapport avec l’origine, la classe sociale ou le degré d’éducation. Face à ma canne blanche, j’ai croisé des PDG plus empotés que des SDF et réciproquement. Comme la plupart des aveugles, j’ai un jour entendu un passant serviable me dire qu’il perdrait plus volontiers la vie que la vue. J’en ai ri plutôt que pleuré. Il ne sait pas ce qu’il dit ! Ébloui par la lumière qu’il retrouve chaque matin, comment ce voyant concevrait-il ce que la vie dans le noir conserve de douceur ? Trop souvent, les handicapés voudraient qu’on les comprenne et qu’on les accepte sans eux-mêmes accepter qu’on ne les comprenne pas.

Quant à former les foules à l’adéquate prise en charge et considération des canards boiteux, je n’y suis pas favorable : ce qui conviendrait à un handicapé en incommoderait un autre. Et puis, depuis qu’il a été formé à l’accompagnement des personnes à moibilité réduite, le personnel des gares ne me traite plus jamais sans une raideur protocolaire à laquelle je préférais la gaucherie dantan.

Bref, je suis bien plus reconnaissant que revendicatif. Montées en épingle, quelques injustices réelles et flagrantes cristallisent une indignation tapageuse et consensuelle qui étouffe la chuchotante et légitime gratitude. En réalité, les handicapés font l’objet d’une compassion quasi-universelle et le handicap reste ce que personne ou presque ne souhaiterait à son pire ennemi. Plus encore que stigmatisés, les handicapés sont plaints. Voilà qui les prédispose à faire l’objet d’instrumentalisation.

On se souvient peut-être d’une candidate à la présidentielle qui, laissant tartufesquement éclater sa colère, plaida pendant un débat d’entre deux tours pour la scolarisation de tous les enfants handicapés en écoles ordinaires, —solution que ne préconise aucun spécialiste. Ce faisant, il s’agissait moins de s’assurer le vote de l’infime minorité directement concernée que d’utiliser le handicap comme un étendard brandi pour fédérer et mettre à nu son bon coeur.

Les handicapés sont tour à tour ceux que l’on doit plaindre parce qu’ils incarnent la différence et ceux qu’il est indigne de discriminer en raison de cette même différence. La fin justifiant les moyens, les militants jouent sur ces deux tableaux pour obtenir gain de cause. D’un côté, ils affirment vouloir changer l’image qu’on se fait des handicapés mais de l’autre côté, c’est en s’appuyant sur cette image qu’ils espèrent attendrir afin de voir aboutir leurs revendications. Là comme ailleurs, on insiste sur les souffrances d’une minorité victimisée pour en faire progresser la cause, et ce au détriment d’une vision plus large de l’intérêt général et de la justice sociale.

Ce dont les handicapés me semblent avoir le plus besoin, c’est d’une part de la présence des autres grâce à laquelle ils ne restent pas seuls avec leurs insuffisances et les besoins qu’elles engendrent. C’est, d’autre part, de la souplesse grâce à quoi on s’adapte aux incongruités de chacun en tenant compte de ses singularités.

« Mais est-ce en suivant ces principes et en le réclamant seul dans ton coin que tu obtiendras par exemple que l’appli Radio France devienne enfin aussi accessible aux aveugles que le sont beaucoup d’autres ? » pourrait me demander un militant agacé par mon individualisme et ma tonitruante gratitude. J’ergoterais un peu, arguant que la passion égalitaire mise à jour par Tocqueville me paraît un moteur moins puissant et moins intéressant que le principe d’individuation décrit par Schopenhauer. Puis, renonçant à la mauvaise foi, je reconnaitrais que mon handicap eût été moins facile à porter aujourd’hui sans l’engagement des collectifs d’hier et j’admettrais qu’il est bien des cas, j’en conviens, où l’union fait la force et seule la force fait loi.

Tribune de Romain Villet parue dans Emile Magazine, n°30, juillet 2024.