Romain Villet, Histoire de ma vue
L’accident qui m’a rendu aveugle ne vaudrait pas une phrase, sinon pour expliquer que je n’en veux à personne. Tandis que je courais, même pas poursuivi, dans la cour de l’école maternelle, une chute ordinaire, à peine violente, disons malencontreuse, a déclenché la lente atrophie de mes nerfs optiques, processus de destruction auquel me prédisposait, paraît-il, une malformation intra-crânienne d’origine… hasardeuse. Pas un coupable à maudire, pas la moindre faute imputable, raide comme le fait du Prince, pure lubie de nature, événement certes décisif mais noyé dans les constants bouleversements de l’enfance, aucune réparation à espérer, seulement cette réalité nue, absurde, inexorable. Rien d’autre à faire que de l’endurer, que d’en incorporer le rythme, que d’en éprouver le mouvement dans chaque instant qui passe.
J’ai perdu la vue sans m’en apercevoir. En quelques semaines, à l’âge où les yeux ne lisent pas encore, à l’âge où défilent quotidiennement les mêmes images de foyer et d’école, parmi l’abondance des découvertes inouïes et des métamorphoses merveilleuses, je n’ai rien remarqué de l’insidieux enténèbrement qui se jouait en moi. A mon insu, mon œil droit a doucement cessé de m’enluminer, mon œil gauche s’est bientôt borné à me transmettre un tout mince filet d’ombres bariolées et pastels. J’avais quatre ans et, sans même la brutalité d’une transition, une nouvelle vie a commencé pour moi. La cécité compte depuis lors au nombre des forces qui m’animent, elle est cette présence qui, sans être toujours pénible, ne se laisse jamais longtemps oublier. Comme la loi de la gravitation ou la nécessité de se nourrir, mes yeux ordonnent, j’obéis. Vent qu’il faut apprivoiser pour maintenir son cap, la cécité est un souffle, une force mécanique, une résistance opposée à la libre marche des choses. Barre en main, quand au milieu des hasards, j’ai tâché tant soi peu de gouverner ma vie, j’ai sans cesse composé avec ce courant despotique. Je ne fus que le jouet au gré de sa dérive, voici le temps venu d’évaluer l’ampleur de ma déportation.
Quand j’écris que la cécité est une puissance, une force, c’est pour en souligner l’influence dynamique, ce n’est évidemment pas pour dire qu’elle serait un atout, le cadeau bienvenu d’une fée de bonne fortune. Le prétendre serait forfanterie. Je ne peux nier l’évidence : des prunelles en bon état de marche sont de précieux alliés.
Pour l’humanité en général et pour chaque homme en particulier, des cinq sens, la vue est probablement le plus sollicité. Pour se convaincre de son rôle éminent, il suffit de rappeler que c’est à l’apparition de l’écriture qu’une convention fait remonter la sortie de la préhistoire et la corrélative entrée dans l’histoire. C’est en mettant ses yeux au service d’un élargissement de sa mémoire que l’homme serait devenu animal historique. La vue a émancipé l’humanité de l’oralité. Des yeux sont nés un nouveau rapport au temps et à la transmission.
Par-delà cette étape décisive, partout, plus ou moins directement, derrière chaque avancée du savoir se trouve un œil, une observation visuelle, un globe oculaire où ont transité quelques phrases essentielles.
Dans un roman intitulé L’Aveuglement, José Saramago donne la description d’un monde où un homme, puis d’autres, puis l’humanité toute entière à l’exception d’une femme, sont en peu de temps frappés de cécité complète. Au volant, au travail, partout, c’est une blancheur opaque qui obstrue le regard. Épidémie de vision blanche. L’auteur n’en dit pas davantage. Sa vérité romanesque ne s’occupe que d’une cécité universelle. Elle dédaigne l’individu aveugle ballotté dans une marée d’yeux vifs et d’incompréhension. De ce tableau d’une humanité toute d’aveugles se dégage surtout à rebours, mieux que par la théorie, l’éloge de ce que, collectivement, nous devons nous aux yeux. Qu’est-ce que L’Aveuglement? Un monde où faute d’un sniper qui vise cesseraient toutes les guerres ? Un univers sans convoitise, sans pornographie, sans mode, sans apparences trompeuses ? Un espace où les hommes s’écouteraient mieux ? S’entraideraient peut-être ? Non. Crédible et clairvoyant, Saramago peint un chaos. Sales, affamés, enguenillés, poilus, tantôt geignards, tantôt féroces, les hommes redevenus bêtes tâtonnent, se heurtent pour leur survie. L’humanité se meurt si on lui ôte la vue. Non seulement elle est incapable de progresser dans cette obscurité, mais, du fond de ses ténèbres, elle n’est en mesure ni d’entretenir ni de faire fonctionner l’héritage du temps où elle voyait. La machine sociale se grippe et puis s’endort dans une agonie pathétique et crasseuse.
À l’échelle collective, celle où se place le roman de Saramago, voir, c’est vivre. À l’échelle individuelle, quand l’aveugle n’est qu’une bizarrerie, une rareté statistique au prise avec une foule de normaux qui le regardent, ne pas voir, c’est vivre, et même vivre bien.
Socialement, l’aveugle est une anomalie, une drôle de bête, un genre d’animal d’une espèce très cousine, frappé d’une incapacité qui le rend inférieur à ceux dont la nature et l’organisation sociale attendent qu’ils sachent user de leurs yeux. La hiérarchisation des individus est si contraire à nos temps d’égalité que croyant me démentir, on évoquera le cas particulier d’un Homère, d’un Borges, ou de tel autre aveugle que la cécité n’aura empêché d’accéder ni à la gloire ni à la félicité ; on m’opposera des voyants tristes et éteints, des Moros admirables et des taupes lumineuses, on prétendra manquer d’un critère qui fonderait la supériorité de principe des voyants. De tels arguments méritent certes mieux qu’une pirouette rhétorique mais on admettra, —car je ne dis rien de plus—, que cinq sens valent mieux que quatre. Nul ne tient la cécité pour une qualité enviable. Beaucoup s’en contentent, personne ne la convoite. On a vu des gens changer de sexe, de couleur, d’identité, on a vu des aveugles refuser un traitement médical pour choisir de le rester, on a vu des voyants typhlophiles, je n’en ai jamais vu souhaiter ne plus voir.
Pourtant, moi qui suis atteint de cette tare redoutée, moi qui en sais jusqu’aux manifestations les moins agréables, comment se fait-il que mon existence me convienne et que je n’envie pas celle des autres ? Comment se fait-il que, malgré l’infirmité qui rend ma vie indésirable aux yeux de tous, je passe dans la joie une existence ombragée par ma vue défaillante ? Répondre à ces questions, c’est pour moi, l’occasion d’ordonner le bouillonnement des phrases nées de trente-deux ans d’ombres. Pour les lecteurs voyants, ce pourrait être le moyen de mieux savoir ce que vaut la vue.
Car si chacun peut se dire l’instable résultat d’un inextricable entrelacs d’influences, nul doute que parmi l’environnement familial, les lectures, l’air du temps, les rencontres, les goûts toujours inexpliqués, le hasard, la cécité a largement influencé ma destinée. Sans trêve ni repos, sans vacances, du matin au soir, à la maison, à l’école, à l’heure des amours, l’indéboulonnable réalité resurgit : « je ne vois pas ». Et chaque fois que résonne en moi cet entêté refrain, depuis près d’un tiers de siècle, j’entends le contre-chant d’une voix qui demande : « qu’est-ce que la cécité? » Comment trouver les mots capables de dire ce qu’est son réel empire ? Où sont ces mots, que je ne les entende nulle part ? Existent-elles seulement, ces phrases qui, au-delà d’une liste d’anecdotes, de la canne blanche, du chien guide et des lunettes noires, pourront refléter l’intimité profonde de la cécité, ce qu’elle implique, ce qu’elle explique, ce qu’elle favorise, ce qu’elle nourrit ?
En disant que j’y pense depuis l’âge de quatre ans, je ne me fantasme pas une enfance toute travaillée déjà par la littérature, non, mais à l’instant même où je suis devenu aveugle, les mots se sont trouvés enrichis du pouvoir de me décrire un monde devenu invisible. Comment s’étonner après ça de ma foi dans le verbe, ce vecteur d’impossible ? Dans la bouche de mes proches, sous la plume des grands auteurs auxquels prêtent leur voix enregistrées des lecteurs bénévoles, au fil des lignes en braille, je dois aux grands, aux petits mots des autres d’avoir vu un peu. Je dis voir un peu, je ne dis pas voir. Quel que soit le crédit qu’on leur accorde, les mots ne peuvent pas tout. Ils m’ont enseigné que j’étais un homme, ils m’ont ému en réfléchissant l’éclat de la beauté visible, mais ils ne supplanteront jamais la rétine. Les mots des autres ne remplacent qu’approximativement mes yeux ; de même mes mots n’ont-ils pas non plus le pouvoir de faire exactement partager ma perception du monde.
Sur ce point, les voyants et moi sommes à égalité. Nous parlons flou. Quand l’un d’eux me demande à quoi ressemblent les images qui atteignent mon cerveau par l’entremise d’une proportion très restreinte de mon oeil gauche, je ne sais que répondre. A ceux qui s’en étonnent, je pose une question qui m’est venue en lisant justement L’Aveuglement de saramago. J’y ai appris avec surprise que lorsqu’on disait que quelqu’un avaient par exemple les yeux méchants, vifs, ternes, bovins, on attribuait par le langage aux globes oculaires des mérites qui ne leur revenaient pas. Quelle que soit l’expression, note José Saramago, les yeux proprement dits restent toujours les mêmes, comme seraient ceux d’un mort. Les yeux ne pétillent que par abus de langage. Mieux vaudrait dire que c’est le visage qui pétille. Quant à savoir à quoi ressemble un visage pétillant, personne n’a jamais trouver de mots assez fidèles pour que je me le figure. Décrire ce que l’on voit n’est donc ni plus ni moins difficile que décrire ce que l’on ne voit pas. Et pourtant, ni infaillible ni omnipotente, la langue parfois accomplit ce miracle. J’espère ne présumer ni de son pouvoir ni du mien en cherchant à retranscrire grâce à elle, non pas le fastidieux bilan ophtalmologique des lueurs qui m’atteignent, mais bien plutôt ce qu’est la réelle incidence de la cécité sur ce que je suis. Né d’un magma d’antagonismes, fruit d’un brassage d’influences, je remonte la branche aveugle de ma généalogie. Que dois-je à la cécité ? Quelle part de moi-même, quelles pensées, quels sentiments, quels goûts, quels penchants découlent oeuvre de ces yeux sans vue ? Quel rôle la cécité a-t-elle bien pu jouer dans la formation de ma représentation du monde, des êtres qui le peuplent et s’y mirent, et de moi parmi eux ? Telles sont les questions qu’un hasard un peu envahissant a jeté parmi mes réflexions. Car comme les miroirs et les intellectuels, les aveugles réfléchissent.