Romain Villet, Le précieux Pierre Villey et les petites coupures
Ce mercredi comme chaque jour de cette semaine, je me suis entendu sur France culture où j’étais l’invité de Marie Richeux pour la rubrique ‘Au singulier’ de son émission Les nouvelles vagues. Il s’agit de raconter comment une rencontre avec une personne ou une oeuvre a marqué en profondeur votre vie. Après Oscar Peterson et Keith Jarrett, avant Henry Miller et Dany Laferrière, je parlais de Pierre Villey, intellectuel aveugle mort en 1933 après avoir fait paraître pendant la première guerre un remarquable livre sur la cécité et la manière dont elle est perçue.
Je me suis écouté et ne me suis pas aimé. Phénomène classique de qui n’aime pas s’entendre, surtout quand il fait comme ici deux ou trois grosses fautes de grammaire ? Pas seulement.
J’ai assez travaillé à la radio pour savoir ce qu’imposent le montage et l’indispensable respect d’une grille de programme où chaque heure ne compte que soixante minutes. J’admets avoir été trop long, il aura fallu couper, c’est l’exercice, je m’y plie. Mais là, le montage qui ne m’avait pas dérangé dans les deux précédents épisodes, m’est cette fois apparu comme une trahison. Trahison certes sans grande importance, trahison dont je suis seul à me sentir blessé, trahison qui tient sans doute à ma prolixité que n’auront su contenir les cinq minutes qui m’étaient imparties, mais trahison qui paraît révélatrice de ce qu’on attend d’un aveugle et de la manière dont on se doit de les présenter.
Au début, on m’entend présenter Le monde des aveugles de Villey comme un livre dont l’auteur, lui-même aveugle, décrit ce que sont les perceptions de ses semblables. C’est effectivement ce que j’ai dit, mais en ajoutant immédiatement derrière, qui a été tronqué: « et la façon dont le monde les perçoit ». Je tenais à cette fin de phrase (et même davantage qu’à son début) parce que c’est par elle que je faisais comprendre que ce livre n’était pas seulement un traité de zoologie où l’on explique aux voyants ce que sont les drôles de bêtes qu’on appelle les aveugles, mais également un ouvrage sociologique sur la manière dont les voyants sont loin d’avoir les idées claires sur ce que sont ceux à qui la vue fait défaut.
A-t-on jugé cette fin de phrase superflue ? L’aura-t-on trouvé trop accusatrice ?
En studio, s’en est alors suivie une discussion dont pas un mot n’a été conservé. Aussi précisément que ma mémoire me le permet, la voici:
« Vous connaissiez d’autres livres sur les aveugles avant de découvrir celui-là.
-Assez peu. Enfant j’avais bien lu une biographie de Louis Braille mais je suis loin d’être un spécialiste de la question. En revanche, j’avais lu beaucoup de livres écrits par les voyants où sont utilisées des figures d’aveugles mais plutôt pour leur utilité symbolique. Je pense par exemple à Gertrude dans La symphonie pastorale d’André Gide. Ce qu’il décrit de sa cécité n’a presque rien à voir avec ce que vivent ceux qui en sont atteints. Il ne décrit pas ce que c’est que de vivre sans voir, il en fait une fable au service de la controverse théologique qu’il se propose de trancher. »
Comme je m’enlisais un peu, Marie Richeux me tend une phrase secourable.
« Il ne prend pas la cécité pour elle-même. » Merci à elle ! Me voilà relancé.
C’est quand, rebondissant sur ses mots, j’affirme que Villey prend la cécité pour elle-même que recommencent les propos diffusés. Passant en revue les grands chapitres du livre, on m’entend alors, sans coupures je crois, dire sous quels différents angles l’auteur du Monde des aveugles les aborde. Comme Pierre Villey, j’insiste sur le fait qu’à l’exception des couleurs et de la perspective qu’ils ne peuvent comprendre et percevoir, les aveugles ont les mêmes capacités intellectuelles que les autres. Sur une radio toute acquise à l’idée de l’égalité, je précise alors en quoi pareille chose se devait d’être dite.
Mais là encore, du développement, le montage a coupé la chair pour ne garder que le squelette. Ainsi m’entend-on simplement dire que Villey a le mérite de dénoncer les préjugés dont sont victimes les aveugles ce qui, un siècle plus tard, est encore nécessaire.
J’avais dit beaucoup plus. Au lieu de cantonner les aveugles dans ce rôle de victimes mal comprises, j’avais détaillé les causes de cette méprise, expliquant que d’une part, on accroissait volontiers l’étendue de leur impotence, ou bien que d’autre part et à l’inverse, on les tenait aussi pour des êtres surnaturels, clairvoyants, extra-lucides, entretenant des rapports privilégiés avec l’au-delà. Pour illustrer ce deuxième point, sachant qu’il était surprenant mais néanmoins incontestable, j’ai mentionné le nom de Tirésias et évoqué le privilège de mendicité dont jouissaient les aveugles au moyen-âge. Comme le raconte Zina Weygand, supposés en relation plus directe avec Dieu, ils se voyaient donner la pièce et la mission de prier pour l’âme du donateur. Peut-être a-t-on reproché à ces explications de montrer trop clairement que si les aveugles étaient victimes de représentations erronées, c’était parce qu’il y avait des gens pour les perpétuer. Pourtant je n’accusais personne; je procédais en simple généalogiste qui s’efforce de remonter aux origines d’une erreur de jugement persistante.
Immédiatement après, on m’entend dire qu’un siècle plus tard, ces préjugés demeurent. Là encore, j’ai fourni un exemple qui a été tu, parlant des personnes plus nombreuses qu’on croit qui paraissent douter que les aveugles soient pourvus de la parole. Quand je me promène avec un voyant, il est fréquent que les commerçants s’adressent à lui plutôt qu’à moi alors même qu’ils posent une question qui me concerne au premier chef. Je ne leur en veux pas, je ne suis pas susceptible, ils font ce qui leur paraît bien. Je ne leur reproche même pas leur maladresse.
Mais est-ce par peur de les froisser que France culture ampute cette partie ? Mon ton était peut-être ironique, il n’était pas méprisant. D’abord la fréquente maladresse des gens que je rencontre et qui, me voyant aveugle, ne savent comment me prendre, me vexe et me chagrine bien moins souvent qu’elle ne m’amuse. Ensuite, les voyants ne sont pas seuls responsables : en accord avec Villey sur ce point comme sur les autres, j’ai pu constater qu’entretenant une illusion qui leur profite, bon nombre d’aveugles se font passer pour plus infirmes ou plus exceptionnels qu’ils ne sont afin, par paresse ou vanité, de se faire aider ou admirer plus qu’ils ne le méritent.
La dernière coupe intervient quand, interrogé sur ce qui manque selon moi au livre de Villey, on m’entend dire qu’il est un peu trop pudique. En studio, j’ai ajouté que cette réserve tenait à son statut d’agrégé de la troisième République. Cette remarque s’en prenait-elle trop directement à ces intellectuels qui, à l’époque comme aujourd’hui, se drapent dans leurs titres et travaux pour masquer ce qui feraient d’eux de vrais hommes plein d’aspérités plutôt que de lisses statues polies?
Je ne sais pas. Mais la différence entre les propos que j’ai tenus en studio et ce qui en a été retenu n’aurait aucune importance si elle ne gommait pas, précisément, les raisons pour lesquelles la lecture de Villey fut dans ma vie un choc dont je voulais parler. Aveugle moi-même, Le monde des aveugles ne m’a presque rien appris sur la cécité qui est pour moi une réalité quotidienne ; il m’a, en revanche, éclairé en me faisant entendre les grinçants ressorts sociologiques qui expliquent comment elle est perçue par ceux qui voient.
Villey a pour principal mérite à mes yeux d’expliquer ce qu’est ce qu’on pourrait appeler « l’aveugle de service », celui dont on se sert pour étayer et défendre une certaine vision du monde.
Je ne pense pas que la personne chargée du montage ait sciemment occulté ce qui me tenait le plus à cœur. Je crois qu’elle n’est que l’inconsciente propagatrice d’une conception commune de ce qui mérite d’être révélé ou tu. Cet arbitrage m’enferme dans le rôle que Pierre Villey devait me permettre de déconstruire. Dans une rubrique pourtant intitulée Au singulier, j’ai servi à propager l’image que j’espérais flouter. Que ce qu’on vient de lire, complétant l’émission, fassent voir mes silences !